
Au début des années 80 (mon "âge d'or" personnel du journal Spirou), le fameux duo iconoclaste et sulfureux constitué par le scénariste Yann (Yannick Lepennetier) et le dessinateur Didier Conrad, à qui le rédacteur en chef, Alain de Kuyssche, avait demandé quelques temps auparavant de mettre un peu d'animation dans les pages du magazine (avec le succès que l'on sait), décidait une fois de plus de sévir en s'attaquant à une figure mythique de l'hebdomadaire : "Les Belles Histoires de l'Oncle Paul".

furent rebaptisées "Histoires en mille morceaux" à partir de 1980.
Cette série fut imaginée en 1951 par l'immense scénariste Jean-Michel Charlier (créateur, entre autres, des Chevaliers du Ciel, Tanguy et Laverdure, de l'aviateur US Buck Danny, du pirate Barbe-Rouge, du lieutenant Blueberry ...), avant d'être reprise dès la même année par Octave Joly.
Ces courtes histoires complètes hebdomadaires étaient le garant intellectuel du journal et permettaient de rassurer les parents des jeunes lecteurs, apportant un côté éducatif au journal en relatant sobrement, sérieusement, parfois calamiteusement et surtout chiantissimement, des épisodes de la grande et de la petite Histoire de l'humanité.
Le dessin en était confié à différents dessinateurs, confirmés ou débutant, travaillant tous dans un style réaliste.
Se succédèrent donc, dans le désordre, des grands noms comme Eddy Paape (Luc Orient, Marc Dacier), Jean Graton (Michel Vaillant), Gérald Forton (Bob Morane), Liliane et Fred Funcken (Le Chevalier Blanc), René Follet (Valhardi, Les Zingari), MiTacq (La Patrouille des Castors, Jacques LeGall), Arthur Piroton (Jess Long), Guy Mouminoux (Le Goulag) ... mais également des petits jeunes comme Willy Lambil (les Tuniques Bleues, Sandy et Hoppy), Jean-Claude Mézières (Valérian et Laureline), Hermann (Jérémiah, Comanche, les Tours de Bois-Maury), Derib (Buddy Longway, Yakari), Franz (Jugurtha, Poupée d'Ivoire), etc, etc.
Autant dire qu'on n'était pas là pour rigoler ! Et ce ne sont pas les exceptionnelles contributions de Jean Roba (Boule et Bill, la Ribambelle), Paul Deliège (Bobo, les Krostons), Marc Hardy (Garonne et Guitare, Pierre Tombal, la Partouille des Libellules) ou Luc Mazel (Câline et Calebasse, Boulouloum et Guiliguili) qui allaient dérider le cher tonton !
Cela m'épate d'ailleurs toujours quand des anciens "ADS" (Amis de Spirou) me témoignent de leur engouement à l'époque pour cet Oncle Paul : personnellement, ces histoires m'ont toujours gravement gavé et je ne les lisais en ultime recours que quand j'avais vraiment épuisé le contenu du périodique !
Daniel Goossens, qui s'était perdu par là, avait certes déjà allumé le feu avec une parodie parue l'année précédente dans le n° 2238 ...
Mais imaginez donc l'onde de choc lorsque Yann et Conrad débarquèrent avec leur version personnelle de l'Oncle Paul, ayant bien évidemment pris soin de choisir, avec leur légendaire délicatesse, des sujets légèrement sensibles pour les chers têtes blondes et mettant par ailleurs à contribution des dessinateurs atypiques pour cette série :
La première bombe, qui explosa dans le n° 2298 fut "L'Ogresse des Carpates" illustrée par Will (Tif et Tondu, Isabelle), suivie de "La Bête du Gévaudan" par Dany (Olivier Rameau) (pratiquement sa seule apparition dans ce magazine), et de "Jack l'Éventreur" par Bercovici (Les Femmes en Blanc) !

Le dernier dynamitage eut lieu dans les pages du vol n° 2319 daté du 23 septembre 1982 avec l'épisode intitulé "Les Croisades", véritable bouquet final, somptueusement mis en miniatures par un Didier Conrad au sommet de son art (oui, je sais, cela n'engage que moi ...).

Nos deux affreux-jojos prirent ce jour-là un malin plaisir à abattre un pan entier de notre éducation judéo-chrétienne, ce qui ne manqua pas de faire tâche dans cet hebdomadaire de tradition catholique.

En seulement quatre petites pages de bandes dessinées fut allègrement massacré tout ce que nos manuels scolaires nous avaient inculqués sur cette glorieuse page de l'Histoire de France : les Croisés de Yann et Conrad, assoiffés de Graal, n'avaient en effet rien à envier aux hooligans du kop Boulogne du PSG élevés à la Heineken, et leur mystique mission s'apparentait désormais plus à une sympathique ratonnade (que ne renierait pas tout bon gardien de la paix nostalgique de l'automne 1961), quand elle ne confinait pas tout simplement à du tourisme sexuel !

Cette version épicée me parait néanmoins toujours non seulement plus drôle, mais également nettement plus crédible que la version officielle édulcorée !

Ultime bras d'honneur de nos deux terroristes en herbe ou purge immédiate de la direction ? Toujours est-il qu'on ne reverra pratiquement plus Conrad, le hardi Marseillais, dans les pages du périodique avant 1991, avec son lumineux Donito.
Après "Polly Littledwarf", un ultime épisode (évoquant plus une parodie d'Andersen que de Charlier/Joly) écrit pour Frank Le Gall, le Breton Yann ne réapparaîtra quant à lui qu'en 1999, avec le scénario des "Chasseurs d'Étoiles" pour Olivier Wozniak.

Alain de Kuyssche sera remplacé dans l'année à la tête du journal par Philippe Vandooren.

Quant au vieil Oncle Paul, il semble qu'il n'ait pas survécu à ce lâche attentat !

Signalons que Tome et Janry illustreront également dans les pages de Spirou, toujours en 1982, les joyeux exploits de Landru. Ils garderont néanmoins leur place.
On rappellera aussi que Vents d'Ouest a édité en 1986 un album à mes yeux "indispensable", bien que longtemps soldé, intitulé "Les Histoires Merveilleuses des Oncles Paul", qui reprend les versions alternatives de Bercovici, Chaland, Serge Clerc, Dany, Frank (une très belle (quoique non déconnante) biographie de Rodin), Goossens, Le Gall, Will, et bien entendu Yann. Pour continuer à vous enquiquiner, l'histoire de Didier Conrad reste donc inédite à ce jour : il ne vous reste plus qu'à vous lancer sur la piste de ce fameux n° 2319 ... Bonne chasse !
Voilà, aujourd'hui, tout le monde semble avoir oublié l'Oncle Paul ...
Tout le monde ? ...
