La dernière fois que j'ai essayé de faire découvrir Taniguchi à quelqu'un, c'était il y a quelques années, à la secrétaire de mon patron. Cette jeune personne m'avait ému en me racontant son enfance douloureuse qui présentait quelques points communs avec Quartier lointain qui était paru chez Casterman en 2002-2003. Aussi avais-je eu l'idée de lui offrir, à l'occasion de son anniversaire, le premier volume du manga. Peut-être cette histoire l'aiderait-elle à trouver quelques réponses aux questions qui la taraudaient toujours ? Ou tout simplement se mettrait-elle à apprécier la BD.
Quartier lointain - tome 2
(quatrième de couverture)
(quatrième de couverture)
Jirō Taniguchi
Casterman- 2003
N'ayant pas de retour au bout de plusieurs semaines, craignant d'avoir gaffé, je finis par aller lui demander ce qu'elle en avait pensé.
Elle me répondit que ça lui avait "pris grave la tête", qu'elle n'avait rien compris et qu'elle en avait arrêté la lecture au bout de quatre pages...
L'année d'après, je lui offris le premier tome des Blondes dont elle possède aujourd'hui la collection complète.
Après ce fiasco, j'ai donc jugé plus prudent de laisser à Marine le soin de nous parler de l'adaptation théâtrale de Quartier lointain qui se joue actuellement à Paris :
Quartier lointain, mise en scène Dorian Rossel, théâtre Monfort, Paris XVe, jusqu'au 29 octobre 2011.
Jirō Taniguchi a ce pouvoir propre de faire évader son lecteur sur son île japonaise, emporté par ses souvenirs, ses paysages bucoliques, sa modernité urbaine, son réseau de transports qui agissent en métaphore du tourment intime. Les premières planches de son Quartier lointain ne disent pas autre chose que la mélancolie d’un homme arrivé, architecte, marié et père de deux filles, quarante-huit ans de vie derrière lui et tant de souvenirs lestés sur un quai de gare. Après une soirée arrosée d’alcool, il se retrouve projeté dans son village d’enfance, revenu en arrière dans le temps, dans la peau d’un adolescent de quatorze ans à la recherche de ses souvenirs.
Aujourd’hui, Quartier lointain est adapté à la scène et prend vie sous l’énergie d’une troupe d’acteurs sautillant, se partageant les rôles - garçon, fille, grand-mère, parents, instituteur et même chien. Dorian Rossel, metteur en scène de cette adaptation théâtrale, met à l’épreuve la verticalité du manga et la multidimensionnalité du théâtre. La scénographie exploite ainsi tous les angles du récit, laissant les personnages rouler, courir, s’étreindre sur la scène face au public. Et remisant au fond l’intérieur coloré et vif, fait de panneaux et d’escaliers, de bancs et de chambre à coucher.
De fait, la mise en scène de ce « manga intellectuel de référence », autobiographique par bien des aspects, relatant les souvenirs d’enfance de Taniguchi à Tottori, oscille entre rôles redistribués à chaque scène où plusieurs acteurs interprètent le héros, et personnages récurrents qui articulent le récit.
Le récit, c’est celui d’un été, celui d’un adolescent, cet homme du début, un architecte disons-nous, dont les souvenirs évoluent en deux et trois dimensions, à la verticale et à l'horizontale, dans un décor qui se joue de l’espace scénique. Au fond, le foyer, l’intérieur domestique, l’hôpital. Au devant, la cour d’école, le quai de gare, la prairie, le champ de bataille. Là, le tout juste adolescent revit, avec la sagesse d’un homme, ces quelques jours où il chercha à empêcher son père de les quitter, sa sœur, sa mère et lui, pour un ailleurs inconnu.
On est emporté dans l’évocation rythmée de cet été de promenades, jeux d’enfants, conversations avec les adultes, émotions amoureuses. Trouvailles scéniques, accessoires, costumes et panneaux mobiles confèrent à l’action une vraie pétulance. L’enthousiasme des acteurs est tempéré par les questionnements plus existentiels du héros qui cherche des réponses à la fuite de son père. Et l’émotion affleure dans les gestes de la grand-mère déroulant un fil de souvenirs lointains ou dans l’ultime face à face avec le père. Si la figure du père, froide et impénétrable, statique en opposition aux silhouettes souples des autres personnages, pétri de doute, échoue à apporter des réponses à l’homme-adolescent, c’est aussi parce que la quête de sa propre histoire se heurte souvent à l’irrationnel.
La musique poétique, les chants légers comme des cerisiers en fleurs bercés par la brise, les couleurs éclatantes et les motifs psychédéliques participent enfin d’un univers tour à tour drôle, tendre, cruel parfois, grave aussi. Nul doute que l’expérience de ce retour en arrière, bond dans le temps, nourrira les choix de cet architecte adulte, confronté à sa vie aujourd’hui et à venir.
M.J.